vendredi 29 octobre 2010

Les civilisations: encore une affaire de scrabble?

Lire les bouquins de Jared Diamond est doublement réjouissant. D'abord parce qu'il est rare de voir un essai s'attaquer à des questions aussi fondamentales que celles de la naissance, la croissance ou la mort des civilisations dans l'histoire de l'humanité. En 500 pages, Diamond passe en revue les 10 000 dernières années sur tous les continents. Ensuite ces sujets compliqués sont d'habitude traités sous le prisme d'une seule discipline: l'ethnologie (Claude Lévi-Strauss), l'histoire économique (Fernand Braudel) ou la philosophie. Diamond réussit au contraire à mobiliser toutes les disciplines scientifiques avec bonheur, de la génétique à la paléo-anthropologie, en passant par la géographie et la linguistique. Je ne crois pas avoir lu un essai aussi multi-disciplinaire.

Ce feu d'artifices méthodologique m'a donné envie de vous faire partager les conclusions étonnantes de son livre sur "l'inégalité parmi les sociétés". Dans cet essai, il tente de comprendre les raisons pour lesquelles l'humanité s'est développée à des rythmes différents selon les régions du monde et pourquoi l'Europe a mieux réussi matériellement que l'Afrique, l'Amérique ou l'Australie. Récusant évidemment tout argument racial, Diamond soutient de manière assez convaincante me semble-t-il, une forme de déterminisme géo-climatique qui balaie pas mal d'idées reçues.

Quand devient-on agriculteur plutôt que chasseur-cueilleur?
Vu de notre vingt et unième siècle, on pourrait se dire que les premiers hommes n'étaient pas bien malins de cavaler toute la journée après leur casse-croûte, au lieu de faire tranquillement pousser des tomates et d'élever des moutons. Pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour que les chasseurs-cueilleurs comprennent leur méprise? Et pourquoi certains peuples l'ont-ils compris particulièrement longtemps après les autres, la palme de l'entêtement revenant aux aborigènes d'Australie qui n'avaient toujours pas troqué leurs boomerang contre le soc d'une charrue lorsque les Anglais débarquèrent pour leur montrer comment faire.

Ce questionnement naïf part du présupposé que les végétaux cultivables ont toujours été disponibles partout dans le monde. Erreur tragique! Il suffit de regarder à quoi ressemblait le téosinté, ancêtre du maïs pour comprendre le malentendu (à droite, l'évolution du maïs, tirée de Wikipedia).

Non seulement les plantes se prêtant à la culture sont très rares, mais en plus leurs ancêtres sauvages ont dû être laborieusement sélectionnées par l'homme avant de présenter le début du commencement d'un intérêt agricole. En effet, la sélection naturelle agit souvent à rebours de nos intérêts de cultivateurs:
- la plupart des plantes sauvages font de petites graines, à écorce dure, qui sont dispersées aux quatre vents dès qu'elles arrivent à maturité (ce qui augmente leur chance de dissémination);
- rares sont les plantes à germination rapide et régulière: la plupart des espèces sauvages ont tendance à attendre les conditions météorologiques propices pour germer, ce qui rend les récoltes aléatoires;
- les plantes font en général beaucoup de cellules fibreuses (feuilles, tige ou tronc) et peu de graines. Leur rendement énergétique est donc en général très faible;
- elles sont souvent interfécondes, autrement dit elles se croisent les unes avec les autres.
Pour obtenir, une plante potable dans le potager, il faut donc détricoter des millions d'années de sélection naturelle: d'abord trouver une plante annuelle, nourrissante. Ensuite il faut sélectionner patiemment les plants qui produisent les plus grosses graines, ayant une écorce fine et ne tombant pas par terre quand elles murissent. Et pour avoir une chance d'y arriver, mieux vaut partir d'une plante auto-féconde sinon la sélection artificielle est beaucoup plus compliquée. Bref les candidats ne sont pas légion. Pour preuve: 80% des plantes consommées actuellement proviennent d'une petite dizaine d'espèces (blé, maïs, riz, orge, sorgho, soja, pomme de terre, manioc, patate douce et banane) qui sont celles que l'on cultivait déjà il y a plusieurs milliers d'années. Comme le souligne Diamond, "Le fait même qu'on ne soit pas parvenu à domestiquer une seule grande plante alimentaire dans les temps modernes donne à penser que les Anciens ont réellement pu explorer la quasi-totalité des plantes sauvages utiles et domestiqué toutes celles qui valaient la peine de l'être."

Par dessus le marché les ancêtres de ces espèces providentielles ne poussaient qu'en très peu d'endroits au monde. L'Eurasie est plutôt bien lotie, mais le continent américain beaucoup moins tandis que l'Australie et l'Afrique australe en sont presque dépourvus. Allez donc faire votre potager quand vous n'avez aucune graine à y planter!
Sources: à gauche, illustration extraite du blog de SSFT, à droite extrait du livre de Diamond, p206
L'axe Est-Ouest des continents
D'autres facteurs physiques comme les déserts ou les montagnes isolent naturellement certaines régions de la diffusion des pratiques agricoles. Mais, selon Diamond, l'orientation des continents joue aussi un rôle important car les espèces végétales se disséminent plus facilement entre régions situées à une même latitude et qui ont, sinon le même climat, du moins le même cycle dans la durée des journées. C'est ainsi que toutes les cultures céréalières d'Europe et d'Asie dérivaient de la même souche ancestrale. A l'inverse, l'orientation Nord-Sud du continent américain expliquerait pourquoi le maïs cultivé au Mexique ait mis autant de siècles à remonter vers les Etats-Unis. Contrairement au continent européen, la plupart des cultures céréalières du Nouveau Monde semblent avoir été découvertes indépendamment les unes des autres.

Et le bétail alors?
Nous souffrons de la même myopie historique concernant l'élevage. Le nombre d'espèces mammifères domesticables est incroyablement réduit! Seuls les herbivores paisibles, peu territoriaux, acceptant de se reproduire en captivité et vivant en large troupeaux non hiérarchisés socialement se prêtent à la domestication. C'est grâce à une alchimie de caractères très subtile qui fait que le cheval est domesticable alors que ses cousins le zèbre et l'onagre ne le sont pas. Parmi les 148 mammifères non carnivores pesant plus de 45 kilos, seuls 22 se prêtent à l'élevage. Pour le reste, on obtient au mieux des animaux "apprivoisables", comme les éléphants, mais il s'agit alors d'animaux sauvages domptés qui se reproduisent très mal en captivité. Là encore, l'Eurasie est particulièrement bien dotée, puisqu'on y trouve 13 des 14 espèces de grands mammifères domesticables. Malgré une profusion d'animaux sauvages, l'Afrique subsaharienne, les Amériques et l'Australie étaient nettement moins gâtés:

EurasieAfrique Sub SaharienneAmériquesAustralie
Espèces candidates72


51241
Espèces domestiquées13010

L'orientation des continents influence aussi la diffusion des pratiques d'élevage (sans que l'explication de Diamond me paraisse très claire). Le très grand axe Est-Ouest du continent eurasien expliquerait la diffusion massive des mêmes animaux domestiques (porcs, moutons, chèvres, vaches, chevaux) de l'Irlande à l'extrêmité de la Chine. A l'inverse, le lama des Andes, la dinde d'Amérique du Nord ou le buffle d'eau d'Afrique occidentale sont restés confinés dans une étroite bande de latitude sans diffuser dans le sens Nord-Sud.

La cascade du progrès
Ces trois facteurs environnementaux -disponibilité d'espèces végétales cultivables, présence d'animaux domesticables et orientation Est-Ouest des continents- ont constitué selon Diamond les causes ultimes de l'essor des peuples du continent eurasien:


Une partie du schéma est assez intuitive: la production agricole fixe les populations qui abandonnent leur ancien mode de vie de chasseurs-cueilleurs. Les surplus alimentaires permettent aux sociétés de grandir et de s'organiser de façon plus complexe. En se spécialisant, les individus peuvent innover chacun dans leur domaine: l'écriture est née du besoin de comptabiliser la production et les échanges. L'explication est assez classique, mais j'ai été frappé par l'enchaînement de causes et d'effets se renforçant les uns les autres:

- Les popularisations sédentarisées ont eu plus de facilité pour améliorer leurs techniques de culture, ce qui a contribué à les sédentariser davantage.
- A mesure que la population s'accroissait grâce aux surplus alimentaires, la production alimentaire est devenue la seule manière de nourrir tout le monde, la chasse et la cueillette n'y suffisant plus; le mode de vie agricole est un processus auto-renforçant (à condition de ne pas surexploiter les terres).
- Les sociétés plus complexes ont eu davantage de possibilités d'améliorer les conditions de vie et donc d'accroître leur taille, ce qui les a contraint à se complexifier encore davantage.
- La spécialisation a favorisé l'innovation mais l'inverse est aussi vrai:  scribes et forgerons sont devenus nécessaires après l'invention de l'écriture et du travail des métaux.
- L'utilisation d'animaux domestiques a puissamment contribué à l'amélioration de la production alimentaire en fournissant l'engrais, le moyen de transport et l'aide musculaire pour les travaux des champs. Et du côté innovation, il suffit de noter que la roue n'a été inventée que dans les sociétés ayant des animaux capables de tirer des charges (et encore, pas dans les Andes).
- L'orientation Est-Ouest des continents et l'absence de barrière naturelle a boosté tous ces facteurs en facilitant la diffusion des connaissances et des techniques entre sociétés, par le commerce ou par la guerre.
Bref, tous ces facteurs se sont multipliés entre eux, comme autant de catalyseurs dans une réaction chimique.

Avantage: Europe!

Contrairement aux autres continent, l'Eurasie avait tous les atouts pour réussir: des plantes cultivables, des animaux domesticables et un territoire orienté Est-Ouest sans rupture majeur au milieu: pas étonnant qu'elle ait pris autant d'avance sur l'Amérique, l'Afrique et l'Australie. Dans leur conquête de ces trois continents, les explorateurs européens avaient l'avantage de l'équipement (l'acier), des armes, de la connaissance et des moyens de transport (le cheval). Par dessus le marché, ils ont apporté en Amérique des maladies infectieuses qui ont décimé les indigènes. Ce n'est pas non plus un hasard si l'on en croit Diamond: la plupart de nos maladies infectieuses sont héritées de celles de nos animaux domestiques, auxquels ni les Aztèques ni les Incas n'avaient été exposés jusqu'alors. La domestication animale aurait donc fourni indirectement une arme bactériologique radicale aux conquistadores qui purent ainsi vaincre à un contre cent.

Reste à comprendre pourquoi ce fut l'Europe occidentale et non pas l'Asie Mineure (le berceau des civilisations) ou la Chine, qui imposa son modèle de civilisation.
Pour l'Asie Mineure, Diamond expédie la question assez vite: la surexploitation des forêts y a rapidement appauvri les sols et transformé un pays de Cocagne comme l'Irak en un désert aride. Il examine en détail dans son autre bouquin ("Effondrement") le mécanisme par lequel les sociétés disparaissent, à force de trop puiser dans leur environnement.

La Chine, victime d'unification trop précoce?
Le cas de la Chine est plus étonnant. Cette région avait également tout pour réussir: un vaste territoire bien desservi par de longs fleuves et dont les régions sont facilement reliables les unes aux autres, une nature riche en végétaux cultivables et en animaux domesticables, un écosystème résistant à l'agriculture. Tous ces facteurs ont effectivement facilité l'essor précoce de la production alimentaire et le décollage rapide de la technologie: on doit à la Chine l'invention de la fonte, du papier, de la poudre à canon etc. La société s'est également rapidement structurée en royaumes puis en un Empire unifié dès 220 av JC. Mais selon Diamond, cette unification (trop) précoce a paradoxalement fini par pénaliser son développement: "La cohésion de la Chine a fini par devenir un handicap, car la décision d'un despote suffisait à arrêter une innovation, ce qui fut le cas à maintes reprises". Par exemple, alors que la Chine était prête à conquérir le monde à bord de ses immenses navires au début du XVe siècle, une querelle de pouvoir suspendit toute expédition maritime pendant des siècles. Pendant ce temps, en Europe, Christophe Colomb essuya de nombreux refus dans chacune des puissances européennes jusqu'à en trouver une qui accepte de le financer. La concurrence acharnée entre les pays d'Europe a finalement constitué un stimulant pour l'innovation et la diffusion des technologies tandis que la Chine se développait au rythme des caprices du pouvoir central. Plus près de nous, les ravages de la Révolution culturelle sur l'élite intellectuelle chinoise donnent une idée des effets désastreux d'une telle dépendance. A l'inverse les spectaculaires réussites de la politique de l'enfant unique et du sursaut économique actuel sont le versant positif d'une telle centralisation.

Pourquoi l'Europe est-elle restée divisée alors que la Chine s'est unifiée très rapidement? La réponse de Diamond se lit une fois de plus dans les cartes géographiques:
La côte de la Chine est assez lisse, avec peu de très grandes îles et ses différentes régions sont bien reliées entre elles de sorte qu'aucune n'a pu s'émanciper du reste du pays. A l'inverse, l'Europe possède plusieurs péninsules assez isolées les unes des autres et de hautes montagnes divisant l'intérieur du continent. Ces barrières naturelles ont empêché l'unification -politique, linguistique, économique- des différentes régions mais sans pour autant freiner la diffusion des techniques et des idées. Finalement, la comparaison entre l'histoire de la Chine unifiée et de l'Europe balkanisée illustre à merveille les effets amplificateurs d'une société globalisée, pour le meilleur et pour le pire.

La théorie de Diamond me plaît bien parce qu'elle est plus probabiliste que déterministe: la combinaison de conditions écologiques plus ou moins favorables permet de prédire la vitesse de développement d'une société et ses rapports de force avec ses voisines. Evidemment les décisions humaines jouent un rôle majeur sur le cours de l'histoire, mais l'analyse de Diamond se place à l'échelle de la civilisation, pas du siècle. Ou plutôt à l'échelle des grandes évolutions historiques: millénaire au début, séculaire ensuite et décennal finalement lorsque tout s'accélère sous l'effet multiplicateur des combinaisons. A moins que sous l'effet de contraintes politiques (comme pour la Chine), écologiques (pour le Croissant fertile) ou militaires (l'invasion de l'Empire Romain par les barbares), ce rythme ne ralentisse jusqu'au déclin de la civilisation. Vous allez me dire que ça tourne à l'obsession, mais j'y vois encore une explication raisonnable au fait les sociétés progressent très vite à un moment donné, puis après avoir atteint un maximum, ralentissent leur croissance jusqu'au déclin. Exactement comme les évolutions biologiques ou le score dans une partie de scrabble dont je parlais dans le billet précédent.

Sources:
Jared Diamond: De l'inégalité parmi les sociétés

Billets connexes:
Innovations, scrabble et logarithmes qui faisait un zoom sur l'enchainement exponentiel des innovations

mercredi 20 octobre 2010

Discriminations en cascades

  Je vous invite à faire un des tests d'association implicite (IAT test en anglais) conçus par des chercheurs en psychologie d'Harvard. Dans celui qui porte sur la préférence raciale, il s'agit par exemple de classer le plus vite possible et sans trop réfléchir une série de mots et d'images. A gauche si le mot est positif ou que l'image est celle d'un homme blanc; à droite s'il s'agit d'un mot est négatif ou de l'image d'un homme noir. Facile. Ensuite vous faites ensuite une seconde série, mais cette fois les associations sont inversées: visages blancs et mots négatifs d'un côté, visages noirs et mots positifs de l'autre. Et là, surprise... On se rend compte que l'on fait plus d'erreurs et que l'on est moins rapide quand il faut associer un visage noir avec un mot positif et un visage blanc avec un mot négatif. J'ai eu beau refaire le test, j'ai toujours obtenu le même verdict à la fin du test: "légère préférence automatique pour les personnes blanches comparativement aux personnes noires". La honte! Pour seule consolation, je suis moins biaisé que la moyenne des testeurs:
Mister Hyde, je vous ai vu!
Idem pour des tests du même genre comme celui concernant les personnes d'origine Maghrébine. Serions-nous TOUS racistes? Peut-être pas. Certes cette expérience met en évidence l'enracinement profond d'automatismes mentaux pas très glorieux. Mais les chercheurs qui ont mis au point ces tests ont surtout pour objectif de mettre en évidence les deux visages de notre intelligence. D'un côté il y a ce que l'on choisit de croire, les valeurs auxquelles ont adhère délibérément, volontairement. Bien sûr il y a des personnes racistes, mais (on espère que) la plupart des gens se défendent de tout préjugé racial. Mais cette conscience sociale n'est pas d'une grande utilité lorsqu'il faut juger d'une situation en un clin d'œil. En cas de danger par exemple, on n'a pas le temps de délibérer intérieurement, il faut choisir vite, avec des critères rudimentaires. La discrimination est alors un mécanisme naturel de notre inconscient: en associant instinctivement certains mots et certaines images à des stéréotypes elle nous permet de réagir correctement dans la plupart des situations. En contrepartie de cette réactivité, ce niveau souterrain, instinctif, n'est pas très sensible au raisonnement, ou à la morale. Il s'est forgé sur la base des préjugés ambiants, y compris les moins glorieux, sexistes ou racistes. Le laps de temps supplémentaire pour faire certaines associations mesurerait donc non pas le fond de notre pensée, mais l'effort qui nous est nécessaire pour inhiber des préjugés  non-conscients. D'ailleurs plus de la moitié des noirs américains qui ont fait le test IAT ont également manifesté une préférence automatique pour les blancs.

Ce n'est finalement pas étonnant que les hooligans se recrutent parmi des gens tout ce qu'il y a de plus normal. Les automatismes souterrains reprennent vite le dessus dès que le contrôle social se relâche ou sous l'effet de l'alcool. La foule est par nature haïssable, même si les individus qui la composent ne le sont pas. Pour en revenir au racisme, ne pas être raciste signifierait non pas être débarrassé de ses préjugés, mais être capable de les mettre volontairement en sourdine en toutes circonstances. Selon cette hypothèse, l'anti-racisme n'est pas un état, mais un contrôle permanent sur soi. Pour pouvoir se débarrasser de ses préjugés il faudrait être en permanence baigné dans un milieu social très mixte, où le quotidien démentirait sans cesse les préjugés: pas facile à mettre en pratique.

Blond is beautiful
Des psychologues américains ont montré à des enfants plusieurs personnages dessinés, différents entre eux uniquement par leur couleur de peau, et leur ont demandé lequel il préférait, quel était le plus gentil, le plus méchant etc. Ils ont pour la plupart associé les personnages noirs aux vilains et désigné les blancs comme étant plus gentils bons et beaux. Réflexe d'identification communautaire, suggérait une mère (blanche) effondrée de culpabilité? Même pas: les enfants noirs manifestent les mêmes préjugés racistes.


Puisque ni l'environnement familial, ni le réflexe communautaire ne sont en cause, il ne reste que l'environnement culturel pour comprendre cette détestable unanimité. Force est de reconnaître que la plupart des people, chefs d'entreprise, hommes politiques et autres héros médiatiques ou de fiction sont blancs. Yannick Noah, Obama et Nelson Mandela sont des contre-exemples indiscutables mais trop rares pour modifier cette tendance: les petites filles noires préfèrent les Barbies aux poupées de peau noire.

On imagine facilement le mal-être que peut provoquer ce décalage entre son idéal de beauté et sa propre couleur de peau. D'autant que cette préférence est auto-renforcée: plus on vend de poupées blondes, plus on associe blondeur et beauté et plus on vend de poupées blondes. Le stéréotype de la beauté des peaux blanches est si fort que même dans les pays où ils seraient utiles, on trouve rarement des pansements foncés destinés aux peaux noires. Notre langage a d'ailleurs cristallisé cette symbolique, puisque le "noir" est connoté négativement (une journée "noire", les heures "sombres", la magie "noire", le côté "obscur" de la force, les caisses "noires" etc.) par opposition à ce qui est blanc (marquer d'une pierre "blanche", "blanc" comme neige, etc.).

Du stéréotype à l'auto-discrimination
Le phénomène est plus dangereux qu'une simple affaire de goût. Dans les années 1990, des psychologues américains se sont livrés à une expérience particulièrement intéressante: ils ont fait passer le même test à plusieurs groupes d'étudiants américains, blancs et noirs dans différentes conditions expérimentales. En l'absence d'indication, les étudiants noirs obtenaient des résultats équivalents à ceux des blancs. Si on leur indiquait que les tests visaient à mesurer leur intelligence, leurs performances étaient nettement moins bonnes (alors que celles des étudiants blancs étaient identiques). Enfin, si on leur demandait d'indiquer leur couleur sur la copie, les performances des étudiants noirs devenaient carrément mauvaises. Selon les chercheurs, ces résultats confirment à quel point la simple perspective d'un préjugé racial peut pénaliser inconsciemment des étudiants noirs. Interrogés sur les raisons de leur échec, les étudiants en question invoquaient leur sentiment de ne pas être à la hauteur, mais jamais l'étrange impression qu'aurait pu leur causer la mention de leur couleur sur la copie.

Comment la discrimination s'entretient
Une expérimentation plus récente illustre ce phénomène d'auto-entretien des stéréotypes et des discriminations. Des étudiants ont été recrutés en 2005 dans une université américaine pour jouer par ordinateur interposé le rôle d'employeurs et d'employés. Dans le groupe désigné pour être les employés, chacun se voyait attribuer aléatoirement une couleur (vert ou violet) pour toute la durée du jeu. Chaque tour se déroulait en plusieurs phases:
- D'abord chaque employé choisit d'acheter ou non une formation. Celle-ci lui coûte de l'argent, mais lui permet de réussir plus facilement le test de pré-embauche.
- Ensuite l'employé passe un test de pré-embauche (qui consiste en un tirage aléatoire de deux dés). Il a plus de chance de réussir ce test s'il a suivi une formation.
- Enfin chaque employeur se voit proposer d'embaucher un employé (tiré au hasard) et doit faire son choix en se basant uniquement sur sa couleur et son résultat au test de pré-embauche (il ne saura s'il a été formé qu'après l'avoir éventuellement embauché).

A la fin du tour chacun fait ses comptes et les résultats statistiques sont affichés pour chaque couleur (% de formés et % d'embauchés). Un nouveau tour peut alors commencer. Le but de chaque joueur est de recevoir un maximum d'argent. Les employeurs en gagnent lorsqu'ils embauchent un employé ayant effectivement suivi une formation et ils en perdent dans le cas contraire. Les employés gagnent plus d'argent quand ils se font embaucher que lorsqu'ils se voient refuser l'embauche. Ils doivent donc décider à chaque tour si dépenser de l'argent en formation en vaut la peine ou pas.

Au premier tour, l'information sur la couleur n'est évidemment d'aucune utilité pour les employeurs qui s'appuient uniquement sur les résultats du test pour leur choix d'embauche. Il se trouve que (par hasard) les verts s'étaient légèrement plus formés que les violets. Au second tour les employeurs se mirent spontanément à privilégier l'embauche des verts sur les violets. Le phénomène s'est alors auto-renforcé: constatant qu'ils se faisaient moins recruter que les verts à performance de test égale, les violets ont plus facilement renoncé à investir dans des formations, donnant ainsi raison à la méfiance des employeurs à leur égard. A l'inverse, les verts -à quelques passagers clandestins près- ont vu croître l'intérêt de d'une formation et ont donc de plus en plus souvent investi dans celle-ci, renforçant le préjugé en leur faveur: 
Alors que les joueurs étaient apparemment rationnels et la situation de départ parfaitement équitable, il s'est instauré spontanément à la fois une discrimination à l'embauche et un comportement stéréotypé des employés en fonction de la couleur des joueurs (bien sûr, selon les expériences, les privilégiés furent tantôt les verts, tantôt les violets). Difficile, une fois établis de tels stéréotypes de briser le cercle vicieux de la discrimination! Pour avoir la moindre chance d'y parvenir, il faudrait à la fois lutter contre les discriminations, faciliter le succès des plus méritants au sein des populations discriminés, mais surtout multiplier les success-stories auxquelles elles puissent s'identifier. Tout un programme!

Cette tendance arbitraire et spontanée à la discrimination m'évoque une nouvelle fois le générateur à eau de Kelvin (décrit dans ce billet). Dans ce dispositif, il y a non pas deux populations mais deux récipients équivalents au départ. Très vite, l'un d'eux se charge positivement et l'autre négativement sans qu'on puisse prédire à l'avance le signe de chaque récipient: encore une histoire de symétrie qui se brise spontanée de manière surprenante. Après les cascades électriques et évolutives, voilà les cascades sociales!

Sources:
Le site de Harvard sur les associations implicites
L'émission de CNN "Black or White "kids on race" disponible sur YouTube (en anglais)
Steele et Aronson: Stereotype threat and the intellectual test performance of African American (1995)
Fryer et al: Experience-Based Discrimination: Classroom Games (2005)

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Magic Pavlov: comment on acquiert des réflexes à son insu
Cascades électriques, cascades évolutives sur une autre forme de phénomène auto-entretenu, en physique cette fois

mardi 12 octobre 2010

Innovations, Scrabble et logarithmes

La Reine, le Fou et l'Arbre (3)
Rappel des épisodes précédents (ici): les innovations technologiques et les ramifications du vivant présentent d’étranges similitudes. Les délais entre deux évolutions majeures sont de plus en plus courts et semblent suivre une progression logarithmique. Quelle que soit la manière dont on représente de telles évolutions -graphe, arbre ou autre- la forme obtenue est toujours la même, quelque soit l'échelle choisie. Ce sont donc des fractales! De quoi combler les amateurs de Da Vinci Code... Certes, ce n’est pas un scoop de dire que l’histoire du progrès technique s’accélère à mesure que le temps passe, mais c’est plus surprenant de faire le même constat pour les chronologies du vivant:
Source : Chaline, Nottale et Grou (ici)

Je viens de trouver une explication plus simple à ce phénomène que celle des lapins-sauteurs de mon précédent billet, en lisant un excellent bouquin de Jared Diamond dont je vous reparlerai dans un prochain billet.

L'imprimerie, inventée il y a 3700 ans...
La réflexion de Diamond prend comme point de départ la découverte d’un disque d’argile, à Phaïstos en Crète, daté de 1700 av. JC (la photo vient de Wikipedia). Ce disque est recouvert de plus de deux cents hiéroglyphes (dont 45 différents) imprimés à l’aide de poinçons. Ces poinçons en relief sont si minutieusement conçus qu’on suppose qu’ils ont servi plusieurs fois. On serait donc en présence de la première inscription réalisée avec des caractères mobiles et réutilisables. Un vrai travail d’impression, 2500 ans avant l’invention de l’imprimerie en Chine et 3000 ans avant celle de l’Europe! Cette trouvaille est une énigme : pourquoi a-t-il fallu attendre autant de temps pour que cette invention soit enfin exploitée par d’autres peuples ?

La réponse de Diamond est finalement assez évidente : aucune innovation, aussi géniale soit-elle, ne peut se diffuser si elle ne se s’articule pas avec les technologies existantes. Il n’y avait en Crète ni encre, ni papier, ni presse, ni métal, ni écriture alphabétique pour que cette invention « prenne ». Et comme seuls quelques scribes jaloux de leur pouvoir savaient à l’époque lire et écrire, il n’y avait pas besoin de diffuser massivement de l’information. L’imprimera attendra donc que tous les ingrédients soient réunis dans l’Europe de Gutenberg pour trouver son essor en 1455 et modifier considérablement le cours de l’histoire occidentale.

Derrière chaque invention, une armée de précurseurs méconnus 
A l’appui de cette règle, il suffit de constater que les grandes découvertes sont rarement le fruit d’un seul homme. La plupart des inventeurs ont surtout peaufiné et adapté des trouvailles que des précurseurs avaient imaginées avant eux. La première machine à vapeur date non pas de James Watt, son inventeur officiel, mais de Héron d’Alexandrie et son étonnante Eolipyle!
Thomas Edison a breveté la version moderne de l’ampoule électrique et Samuel Morse celle du télégraphe électrique mais dans les deux cas, leurs inventions ont été précédées de nombreux procédés similaires ou concurrents (voir par exemple cette histoire de l’éclairage et celle du télégraphe). Bien entendu il n’est pas question de nier l’apport de ces grands inventeurs, mais il faut bien admettre que leur succès tient surtout au fait que leur société était mûre pour exploiter leurs innovations. Les vrais génies qui, comme ce proto-imprimeur de Phaïstos, ont des idées vraiment en avance sur leur époque sont très probablement voués à l’oubli. Si Léonard de Vinci n’avait pas été célèbre pour ses peintures, qui saurait qu’il avait imaginé l’ancêtre de l’hélicoptère?

Une innovation ne réussit donc que lorsqu’elle coïncide avec un bon contexte technologique, prêt à la faire fructifier. Un peu comme un nouveau réactif chimique, qui ne produit d'effet intéressant que lorsqu’il est incorporé aux bons ingrédients.


L'innovation: une affaire de combinatoire?
Innover serait donc l'art de combiner astucieusement des idées ou des technologies. D'ailleurs, la créativité n'est-elle pas précisément la capacité d'associer deux concepts qui n'ont pas l'habitude de l'être? Cette relation intime entre innovations et combinaisons pourrait expliquer le caractère cumulatif du progrès technique, dont les effets se multiplient plutôt qu’ils ne s’additionnent. Plus on a d’ingrédients à sa disposition, plus on a de chances de trouver le mélange adapté à un nouveau réactif. Plus une société a accumulé de technologies, plus elle a les moyens de tirer parti d’une innovation. Le progrès technique progresse donc en cascade, une innovation en amenant une autre dans des délais de plus en plus courts.
[Pour les sceptiques uniquement, essayons de modéliser ça. Supposons que l’on dispose de n technologies et que le champ des innovations soit proportionnel au nombre de combinaisons possibles entre ces technologies. Il y a alors 2n combinaisons possibles (voir la démonstration ici). Une technologie supplémentaire double le nombre de combinaisons donc le champ des innovations].

L’invention de l’internet par exemple, n’a pris son ampleur qu’avec l’avènement de l’ordinateur individuel et la démocratisation du haut-débit. A son tour, l’internet a permis l’invention de nouvelles formes de divertissement, de commerce, de communications, de moyens de paiement qui elles-mêmes ont induit d’autres innovations etc.

Le Scrabble du vivant
Il y a sans doute quelque chose du même genre dans le grand Lego du vivant. Lorsqu’une innovation anatomique réussit (un nouveau plan d’organisation au Cambrien par exemple), elle ouvre la voie à une floraison de recombinaisons qui chacune amène de nouvelles espèces.
Il y a pourtant une différence de taille avec le progrès technologique: au bout d’un certain temps, variable selon les familles ou les espèces, le rythme des innovations secondaires ralentit de plus en plus et puis s’arrête. Certaines espèces comme le Coelacanthe (source: cliff1066™) n’évolue plus de façon visible depuis des centaines de millions d’années. Que se passe-t-il ? Je livre à vos commentaires une élucubration Xochipillesque : 
Contrairement au progrès technologique qui ne connaît comme limite que celles que lui impose notre culture, l’évolution du vivant, est, elle, soumise à de nombreuses limites physiques: en termes de taille, de poids et de proportion par exemple, mais il y en a beaucoup d’autres. Il se passe donc à mon avis la même chose qu’au Scrabble: 

Au départ, les combinaisons disponibles sont très peu nombreuses, puis chaque mot posé augmente le champ des possibles. Mais comme le plateau de jeu n’est pas infini, le jeu « se referme » peu à peu et les occasions de faire des combinaisons fulgurantes se raréfient. Parfois même, certains mots mal placés «ferment le jeu» et réduisent brutalement les possibilités de jouer. Il arrive un moment où plus personne ne peut jouer, même s’il reste des lettres dans la pioche. De la même manière, on peut imaginer qu’une grande innovation anatomique démultiplie tout d’abord les possibilités d’évolutions d’une branche, puis que celles-ci se raréfient progressivement à mesure que toutes ses dérivées anatomiques viables aient été explorées. Le coelacanthe est pour ainsi dire le super "mot-compte-triple" collé en bas à droite du plateau...

Des Scrabbles partout...
L’innovation culturelle serait-elle plutôt Scrabble ou plutôt Légo? Paradoxalement, il me semble qu’elle est plutôt Scrabble, en raison des contraintes culturelles qui délimitent le plateau de jeu. Le jazz par exemple, a ouvert la voie à de nombreuses écoles qui se sont multipliées jusqu’à ce qu’on ait progressivement exploré toutes les combinaisons culturellement intéressantes. Sans doute faudra-t-il attendre un ingrédient supplémentaire (technologique ou culturel) pour que foisonnent (peut-être?) de nouveaux styles.
 
Source: article d'Ivan Brissaud (ici)

Si mon hypothèse tient la route, il n'est pas très étonnant de trouver autant de phénomènes humains, physiques ou biologiques obéissant à des lois log-périodiques: on en obtient chaque fois qu'une dynamique combinatoire est à l'oeuvre et que son développement est entravé par une contrainte. Cette "invariance d'échelle" omniprésente dans la nature est bien sûr fascinante et l'on peut être tenté d'y rechercher LA règle universelle de l'ordre naturel comme le font certains chercheurs. C'est à mon avis faire beaucoup d'honneur à l'analyse combinatoire. Je reste en revanche toujours impressionné par la beauté du résultat, obtenu à partir de règles aussi élémentaires que celles du Scrabble.

Sources:
De l’inégalité parmi les sociétés de Jared Diamond

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Innovation et évolution: une histoire de lapins-sauteurs?
La Reine, le Fou et l'Arbre

dimanche 3 octobre 2010

La mondialisation, moteur du Welfare!


Chose promise, chose due. Je m'attaque cette semaine à une rhétorique célèbre: l'effet dévastateur de la globalisation financière sur notre modèle social. Le pari est risqué tant l'unanimité est grande à ce sujet. A gauche, on dénonce la mise en concurrence impitoyable des Etats-providence, dans une course vers le bas dont les gagnants seront les moins-disant en termes de protection sociale, de redistribution, de culture etc.  A droite, c'est du côté des recettes que l'on perçoit un engrenage dangereux: pour continuer à attirer les investissements étrangers, les gouvernements reportent toute la pression fiscale sur les salaires. La hausse du coût du travail provoque alors chômage et déficits publics. Que l'on prenne le problème du côté des dépenses ou des recettes, la conclusion est identique: la mondialisation met en péril le financement de nos systèmes sociaux et une fois arrivés au pouvoir les partis de droite comme de gauche n'ont d'autre choix que de réduire les ambitions sociales de l'Etat et mener des politiques d'austérité: c'est la fin de la politique et le triomphe des marchés. Gloups!

L'internationalisation de la finance: un phénomène récent? Pas du tout!
Avant de s'attaquer à ces arguments bien huilés, on peut déjà relativiser le débat en prenant un peu de hauteur (pour faire plaisir à Tom Roud: notre dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers n'a rien d'un record historique. Si l'on remonte l'histoire économique sur plus d'un siècle on s'aperçoit que les marchés financiers étaient bien plus internationaux avant 1929 qu'ils ne le sont actuellement. Les flux nets de capitaux représentaient environ 5 % du PIB de la Grande-Bretagne à la fin du siècle dernier contre moins de 2% aujourd'hui. Même tendance en France et en Allemagne:
(Graphique tiré de l'exposé sur la globalisation financière de Philippe Martin, à l'Université de tous les Savoirs, 2000)

Si la mondialisation financière nous semble nouvelle c'est surtout parce que nous sortons d'un demi-siècle de restriction des mouvements de capitaux. Bien sûr, l'internationalisation actuelle est très différente de celle du XIXeme siècle, plus volatile et orientée à très court-terme. Mais quantitativement, nous sommes bien moins dépendants de l'étranger que nous ne l'étions à l'époque.

Moins de dépenses sociales? Vous rigolez!
Ceci étant dit, regardons un peu l'ampleur des dégâts qu'elle a provoqués sur notre système de protection sociale. Pour la gauche, nos violents conflits sociaux à propos du déficit public, des retraites ou du trou de la sécu sont des preuves éclatantes de cette toxicité. Depuis les années 1980, lorsque furent dérégulés les marchés, nos gouvernements se montrent-ils de plus en plus chiches en matière sociale? Il suffit de farfouiller sur le site de l'OCDE pour le savoir et voilà ce que ça donne:
Non seulement les dépenses sociales des Etats n'ont pas diminué, mais au contraire la plupart des pays ont vu celles-ci augmenter plus vite que leur PIB. La part des dépenses sociales en France est passée de 20% du PIB en 1980 à 28% en 2005. Idem pour la prise en charge des dépenses de santé par l'Etat, qui est globalement stable depuis 20 ans, toujours selon les statistiques de l'OCDE:

Dans ces deux domaines, on cherche en vain la fameuse "spirale vers le bas" dans laquelle les Etats-Providence seraient aspirés sous la pression des marchés. On ne voit pas non plus de convergence entre les indicateurs des différents pays, qui conservent chacun leur propre modèle politique de développement.

Moins d'emplois publics? Absolument pas!

Même constat concernant le nombre d'emplois dans la fonction publique, que l'on compte le nombre de fonctionnaires (graphique de gauche ci-dessous) ou celui des emplois d'utilité publique comme les missions d'administration, de santé, d'éducation et d'action sociale, parfois déléguées au secteur privé (graphique de droite):

Source: Audier et Baccache-Beauvallet, Emploi dans la fonction publique et fonctions « d’intérêt public » (2006, pdf)

Ni le nombre de fonctionnaires, ni la disparité entre les pays ne diminuent vraiment. En France et malgré tous les effets d'annonces, le nombre de fonctionnaires a fortement augmenté depuis 1995. Ailleurs l'effet est plus masqué car le secteur privé a pris le relais: ce sont les fonctions "d'utilité publique" qui occupent une part croissante de l'emploi total. Au total, la puissance publique gagne plutôt du terrain.

Les marchés financiers réticents face aux dépenses sociales? Au contraire!

Ce n'est probablement pas un hasard si mondialisation et croissance des dépenses publiques font bon ménage. En France, l'ouverture des marchés financiers a coïncidé avec la politique de rigueur du milieu des années 1980, où il fallait renflouer les caisses de l'Etat. Et notre cas n'est pas isolé! Comme le rappellent certains économistes, "avec l'alourdissement de la dette, les Trésors publics nationaux ne pouvaient plus compter exclusivement sur les investisseurs nationaux. Il fallait faire appel aux investisseurs internationaux, en particulier les investisseurs institutionnels, pour acquérir les titres publics nationaux. C'est ainsi qu'au départ les autorités publiques ont libéralisé et modernisé les systèmes financiers pour satisfaire leurs propres besoins de financement" (source):


Si on les suit, les raisonnements de la gauche seraient donc inversés: les déficits ne se seraient donc pas creusés malgré la mondialisation, mais c'est au contraire grâce à la libéralisation des marchés que les Etats ont pu régler leur problème croissant de financement!

Côté recettes: trop d'impôts? Pas du tout!
Passons maintenant aux menaces que fait peser la mondialisation financière sur les recettes publiques. Les partis de tous bords font le même constat même s'ils en tirent des conclusions différentes. Pour maintenir l'attractivité financière du pays, la fiscalité est devenue bien trop légère sur les profits (ce que dénonce la gauche) et beaucoup trop lourde sur les revenus des personnes (ce que dénonce la droite). Pourtant les statistiques de l'OCDE semblent là encore donner tort à tout le monde:
Sur l'ensemble de l'Europe des 15, les entreprises contribuent deux fois plus aux recettes fiscales qu'en 1979 et les individus sont (relativement) moins mis à contribution. En France, les contribuables sont plutôt plus favorisés qu'ailleurs (et les entreprises plutôt moins). Rien ne dit en revanche que l'impôt soit justement réparti, ni qu'il permette de réduire les inégalités...

Trop de cotisations sociales? Vous rigolez!
Le problème viendrait-il des cotisations sociales? C'est l'argument favori de la droite. J'entendais Hervé Morin déclarer vendredi dernier sur France Inter: "Ce qu'il faut, c'est avoir des prélèvements obligatoires qui permettent d'affronter la globalisation dans laquelle nous vivons. Je pense qu'on a besoin d'avoir une fiscalité qui soit adaptée pour que notre économie soit compétitive et à mon sens ça passera par une réforme en profondeur des cotisations sociales qui ne peuvent pas être assises uniquement sur le travail." Les cotisations sociales pénalisent-elles vraiment notre compétitivité? Si tel est le cas, remarque-t-on au Centre d'Analyse Stratégique, le coût total du travail -cotisations patronales et sociales inclus- devrait peser de plus en plus lourd dans la valeur ajoutée totale du pays (qui se décompose entre salaires, profit des sociétés et impôt). Or on constate justement l'inverse:
Source: Centre d'Analyse Stratégique, note de veille de septembre 2008 (pdf)

Certes l'échelle choisie accentue cette diminution, puisque 5 points de moins en Europe sur 35 ans ce n'est pas non plus la dégringolade. Mais ici encore, la tendance est à l'inverse de ce qu'on pourrait penser: les salaires pèsent (un peu) moins dans l'économie des pays développés qu'il y a 30 ou 40 ans. Où est le bug? Comment l'Etat peut-il financer davantage de prestations sociales sans augmenter le coût total du travail? La réponse est contre-intuitive, selon ces économistes: il n'y a pas de corrélation entre coût du travail et niveau des cotisations sociales. La protection sociale n'alourdit pas forcément le coût du travail car des salaires nets modérés peuvent compenser des charges patronales et salariales importantes. Voilà comment des pays ayant des taux de cotisations patronales très différents peuvent avoir des coûts du travail semblables (la France et la Suisse par exemple ou encore l'Italie et l'Irlande):
Ils en concluent que "les cotisations sociales se comportent au total comme la part socialisée de la rémunération des salariés et non comme une taxe sur les salaires. [Ces résultats] invitent en conséquence à reconsidérer le modèle économique de la protection sociale, pour la voir non comme un enjeu dans la lutte pour le partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits, mais comme un mode de redistribution des revenus salariaux (...) Il n’y a dès lors aucun paradoxe à constater qu’un haut niveau de protection sociale collective ne constitue pas un handicap dans la concurrence mondiale." Incroyable, non?

Et si nous ne devions nous en prendre qu'à nous-mêmes?

Alors, si ce n'est pas à cause de la mondialisation néo-libérale que notre système social est en crise, où est le coupable? Peut-être ne faut-il s'en prendre qu'à nous-mêmes: avec autant de dépenses publics en France, il est difficile d'expliquer la persistance d'autant de pauvreté. Nous sommes les champions du déficit public et pourtant selon l'économiste canadien Timothy Smith "la majorité des dépenses autorisées par ces déficits dans les années 1980 et 1990 est allée à des programmes sociaux non redistributifs déjà existants, au lieu de financier des programmes de diminution de la pauvreté, d'éducation ou d'investissements à long terme dans les infrastructures". Sa conclusion est cruelle: "les Etats disposent toujours de la liberté et des ressources nécessaires pour corriger la diminution, et certains Etats (Suède, Danemark, Pays-Bas) ont d'ailleurs choisi de le faire. Les autres, paralysés par les corporatismes (France, Italie) et incapables de réallouer leurs ressources à ceux qui en ont le plus besoin, sont précisément les Etats où la rhétorique antimondialisation se manifeste de la manière la plus extrême." "Ça casssssssse" comme dirait mon NumberTwo...

Sources:
Le site de Melchior sur l'origine de la globalisation financière
L'étude du Centre d'Analyse Stratégique: "Le modèle social Européen est-il soluble dans la mondialisation" (2008, pdf)
Navarro, Schmitt & Astudillo: Is Globalization undermining the welfare state? (Cambridge Journal of Economics, 2004, pdf)
Andreas Bergh, Explaining Welfare State Survival: The Role of Economic Freedom And Globalization (2006, pdf)
Le site des statistiques de l'OCDE
La France injuste de Timothy Smith.

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